Un conte de Cuba : Ty-Sauterelle et la bague royale
Mamzelle Ti-Sauterelle n’a jamais été très appréciée des Cubains. Ils la jugent mal élevée car elle s’immisce dans les appartements et les maisons même si elle trouve porte close. Cela ne se fait pas, bien entendu : on n’entre pas chez quelqu’un s’il ne vous a pas invité. Pourtant mamzelle Ti-Sauterelle s’en moque : elle a l’habitude d’aller où elle veut, dans l’insouciance de son saut vert frivole. Cette mauvaise réputation était remontée jusqu’aux oreilles de reine Libellule, laquelle n’aurait jamais fait appel à elle en des circonstances normales.
Mais l’heure était grave : la reine avait en effet égaré l’une de ses somptueuses bagues en or qui lui entouraient l’abdomen et la rendaient étincelante aux yeux de ses serviteurs. Lorsqu’elle volait sous le soleil, reine Libellule éblouissait ses fidèles contemplatifs : ses anneaux brillaient de mille feux, et leur magnificence rappelait à tous, mouches prolétaires et abeilles cultivatrices, scarabées fonctionnaires et ravets au chômage, qu’elle régnait sur les insectes de la Terre. Que sa grâce et sa beauté n’avaient point d’égal. Or, sans cette bague, le prestige n’était plus assuré. On lui trouvait mauvaise mine, on se demandait si elle n’était pas malade, et de La Havane à Santiago, on ne parlait plus que de cela : la fameuse bague égarée de reine Libellule. Cette dernière s’accommodait fort mal de cette situation, à un tel point qu’elle n’osait même plus apparaître en public. Lorsque le matin elle se regardait dans le miroir, elle se sentait diminuée, comme amputée : « J’ai l’impression d’être un crabe qui aurait perdu une pince », se morfondait-elle. Et sa journée était grise comme un ciel pluvieux d’hivernage.
Voulant à tout prix remettre la patte sur cet anneau inestimable, reine Libellule fit publier dans toutes les Antilles, jusqu’aux Grenadines, des annonces stipulant qu’elle recrutait des devineurs. Les annonces promettaient qu’une récompense alléchante, à savoir sept bananes-figues et sept cristophines, serait offerte à celui ou à celle qui parviendrait à deviner l’endroit où s’était nichée la bague. La reine leur baillait même le logis et la nourriture pendant trois jours et trois nuits ; mais si, au bout de ce délai, le devineur n’avait toujours pas découvert la cachette, il serait décapité.
C’est ainsi que, après quelques semaines seulement, plusieurs bourreaux se mirent en congé maladie à cause d’une tendinite au bras droit, tellement ils avaient coupé de têtes : les machettes n’en finissaient plus de trancher les insectes téméraires, marabouts véritables ou imposteurs improvisés, qui risquaient la devinette au péril de leur vie. Cela n’amusait guère Libellule de voir toutes ces tronches de macchabées pourrir devant l’immense portail de son château, mais personne ne parvenait à résoudre l’énigme. Même la vieille araignée, pourtant docteur ès sciences occultes, sécha devant le problème — à en perdre la tête...
C’est alors que la reine entendit parler de mamzelle Ti-Sauterelle : son bouffon le criquet, qui avait côtoyé cette dernière sur les bancs de l’école, lui rapporta qu’en dépit de son impolitesse légendaire et d’une paresse bien installée, elle était très rusée et saurait peut-être éclairer leur lanterne. La reine ne supportait pas les gens de mauvaises manières, cependant elle était tellement désespérée qu’elle se laissa convaincre et ordonna d’aller chercher l’insecte impertinent.
Cela tombait plutôt bien pour mamzelle Sauterelle : à force de fainéantiser tout le carême, préférant siroter ti punch sur ti punch plutôt que d’aller travailler dans les plantations de canne à sucre, elle n’avait gagné que très peu de sous, et il lui était désormais impossible d’acheter les fruits et les légumes nécessaires à sa subsistance. De plus, les plantes et les arbres étaient surveillés de très près par des gardes-bourdons peu avenants : il valait mieux ne pas songer au vol car le coupable attrapé en flagrant délit écopait d’un châtiment fatal, semblable à celui des devineurs qui ne devinaient pas.
« Sept bananes-figues et sept cristophines ? s’interrogea l’insecte sauteur. Ça m’a l’air pas mal du tout. En plus, je vais dormir dans un palace et grailler à l’œil pendant trois jours. Après ça, on verra... Faut bien crever un jour, de toute façon. Au moins, si je meurs, je mourrai la panse pleine. » Mamzelle Ti-Sauterelle prit sa vieille Plymouth et se dirigea vers le palais, où elle fut reçue comme une princesse. On la logea dans la plus belle suite du château où trois domestiques fourmis devaient céder à tous ses caprices : la reine tenait à offrir à ses invités le meilleur confort possible afin qu’ils bénéficient de conditions optimales pour pratiquer l’art si mystérieux de la divination. « Pourvu qu’elle me retrouve ma bague », se languissait la souveraine. « Je vais m’en mettre plein la panse », songeait la sauterelle.
Elle s’en donna effectivement à cœur joie – ou plutôt à estomac joie. Pour faire plus vrai, entre deux planteurs au jus de goyave et trois pas de salsa, elle s’asseyait dans un vaste fauteuil en rotin et prenait une pose méditative, tête légèrement relevée, yeux fermés, les doigts de la main formant un triangle que les domestiques fourmis si curieux observaient d’un air hagard. Le jour de son arrivée au château, elle fit cela deux fois puis, s’apprêtant à recommencer, intima aux deux plus grandes fourmis de quitter la pièce. Lorsque le dernier domestique se retrouva seul face à la sauterelle, celle-ci le regarda, prit une profonde inspiration et déclara d’un ton mystique :
— Dieu tout-puissant. Il y en a un qui s’est fait prendre.
La petite fourmi ne saisit pas le sens précis de ces paroles, mais elle en informa ses deux congénères le soir même, lors de la courte pause dont ils disposaient pour prendre leur dîner frugal. Ceux-ci ne comprirent pas davantage. Un jour s’était écoulé. Mamzelle Sauterelle savait qu’il ne lui restait peut-être que deux jours à respirer.
Le lendemain, après la toilette du matin où elle se fit lisser les ailes avec du lait de coco, Ti-Sauterelle continua son manège. Elle commanda une bisque de touloulous et une tarte au giraumon qu’elle arrosa d’un succulent rhum vieux à l’auburn merveilleux. C’était un très grand Saint-James, celui que la reine préférait, mais l’insecte sauteur, décidément sans gêne, l’engloutit pour lui tout seul. « Gare à toi si tu ne découvres pas l’anneau », pensa très fort Libellule. « C’est ça, la vie », s’exclama en son for intérieur Sauterelle en lâchant un magnifique rot de contentement.
Puis elle s’assit à nouveau dans le fauteuil de rotin, prit sa position si particulière et, cette fois-ci, demanda à la plus petite et à la plus grande fourmi de partir. Restait donc le domestique de taille moyenne, qui s’inscrivait du regard dans ce triangle si inquiétant que la devineresse dessinait avec les doigts. C’est alors qu’elle rouvrit les yeux et prononça solennellement :
— Nom d’un Che ! Il y en a un deuxième qui s’est fait prendre.
Le soir, lors de la pause dîner, le valet moyen fit part à ses collègues de ces propos obscurs qu’il n’avait pas compris. Tous demeurèrent pantois. Qu’allait-il se passer pour elle – et pour eux ? Il ne restait plus qu’un jour avant l’exécution.
Le troisième jour s’annonçait à la fois splendide et funeste. L’aurore sortit de la nuit dans une quiétude ambrée qui convenait à merveille à l’humeur de Ti-Sauterelle. C’était peut-être le dernier jour de sa vie mais elle n’en avait cure. Rien ne semblait pouvoir entacher son insouciance : « Il faut bien mourir un jour, se répétait-elle, et il vaut mieux mourir heureux que malheureux ». Pleine d’entrain, elle avala une calebasse de victuailles et une chopine de tafia sous les yeux éberlués des fourmis noires pas très rassurées. Puis elle s’installa dans son fauteuil de rotin. Les valets se doutaient bien qu’elle demanderait à rester seule avec le plus grand d’entre eux, aussi les deux plus petits, rongés par l’angoisse, décidèrent-ils de prendre les devants.
— Si mamzelle Sauterelle le souhaite, nous pouvons lui apporter du chocolat, du pain au beurre et un Havane.
— Ouais, c’est une bonne idée, répondit la sauterelle sur un ton détaché. Faites donc, mes braves, faites donc.
À peine avaient-ils quitté la pièce qu’elle se redressa et leva les bras au ciel en déclamant :
— Ah, mon Dieu, voilà que le troisième vient de se faire prendre, et la reine n’aura jamais de pitié ! Que la vie est cruelle. La mort nous guette dès notre naissance...
Un frisson atroce parcourut le dos longiligne de la fourmi, qui ne put retenir davantage le secret qu’elle et ses deux compères gardaient depuis des semaines.
— Mamzelle Sauterelle, ô grandiose devineresse, j’implore votre pardon. Je vous en prie, ne me faites pas de mal, supplia-t-il.
— Mais qu’as-tu donc fait, misérable, qui te fasse trembler comme ça ? On dirait une feuille soufflée par l’alizé.
— C’est bien nous qui l’avons prise, la bague. Tu as su le deviner dès le premier jour.
La sauterelle exultait intérieurement. Son stratagème avait fonctionné : en faisant croire à ses serviteurs qu’elle possédait des dons de divination, elle les avait forcés à avouer le forfait qu’ils avaient commis. Mais comment s’était-elle doutée de leur culpabilité ? Simple question de logique : les fourmis étaient en effet les seuls domestiques à avoir accès à la chambre de la reine, où celle-ci rangeait ses magnifiques bijoux avant de se coucher. Libellule ne dormait jamais avec ses apparats, de peur de les abîmer. Mais voilà que la fourmi, qui était à la fois la plus grande des trois et la plus craintive, se mit à gémir :
— Tu comprends, mamzelle, nous étions obligés de voler cette bague, qui nous aurait rapporté beaucoup d’argent si nous l’avions vendue. Avec la politique imposée au royaume, les fruits et les légumes sont devenus tellement chers que notre famille ne peut pas s’en payer.
Ti-Sauterelle pensa à sa propre situation, puis demanda :
— Pourtant vous êtes nourris, logés et blanchis au palais, non ? Enfin... quand je dis blanchis... je veux parler de la lessive, bien sûr, reprit la sauterelle qui parlait tout de même à un nègre.
— J’avais bien compris, ô reine de la ruse. C’est vrai que, dans toute cette affaire, nous ne sommes pas très blancs... Mais nous n’avions pas d’autres solutions. As-tu déjà remarqué l’immense mahogany situé devant le château ?
Sauterelle fit oui de la tête.
— Eh bien, c’est là que vit toute notre communauté, au pied de l’arbre. Cinquante-douze mille fourmis. Et si nous ne leur apportons pas de l’argent d’ici quelques jours pour qu’elles puissent acheter de la nourriture, certaines mourront de faim. Les deux autres valets sont en réalité mes petits frères, et nous nous sommes fait engager ici dans l’espoir de trouver une solution à notre problème.
Sauterelle compatit, elle qui s’était déjà retrouvée dans une situation si critique alors qu’elle arborait maintenant un ventre bien rebondi. Elle était certes fainéante et vulgaire, mais elle avait un cœur gros comme un corossol. Elle réfléchit quelques instants et expliqua son nouveau stratagème à la fourmi :
– Je n’ai pas envie d’avoir la tête coupée. Je suppose que toi et tes frères non plus. Mais si je ne découvre pas la cachette d’ici demain matin, c’est ce qui m’arrivera. Et si je vous dénonce, c’est vous qui serez décapités. Alors voilà ce que vous allez faire : vous allez récupérer cette satanée bague et vous irez la fourrer dans le gosier de la plus grosse oie de la reine. J’ai vu en arrivant qu’elle possédait une basse-cour. Pour le reste, je m’occupe de tout. Mais rassure-toi : quand bien même vous rendrez le bijou, tes congénères ne mourront pas de faim. As-tu bien compris ?
La fourmi acquiesça et se mit tout de suite au travail : de la bonne exécution du plan dépendaient, non pas quatre vies, mais des dizaines de milliers.
Le matin du quatrième jour arriva vite. Dès le chant du coq, la reine, accompagnée de trois bourreaux hideux, fit irruption dans la chambre d’hôte. Elle était à la fois déçue de ne pas avoir pu récupérer sa bague et en même temps satisfaite de mettre un terme à l’existence de cette profiteuse de sauterelle. Comme le voulait l’usage, elle demanda à son invitée d’un air impérieux :
— Es-tu croyante ?
Mamzelle Sauterelle, sûre de ses nouveaux complices, répondit d’une voix grave en ponctuant ses phrases d’un hum, hum incantatoire :
— Je crois en effet en mes pouvoirs de divination, reine Libellule. Humm... Et je puis sur-le-champ te divulguer l’endroit où se trouve ta bague. Humm...
— Ah bon? s’exclama la reine, agréablement surprise. Eh bien, je t’écoute.
Sauterelle prit sa fameuse position de fausse devineresse et déclara gravement :
— Ta bague, reine d’entre toutes les reines, se trouve dans le ventre de la plus grosse oie de ta basse-cour. C’est elle qui l’a engloutie. C’est donc elle qui doit être châtiée. Humm...
La reine chargea ses bourreaux de vérifier la prédiction. Ils décapitèrent l’oie en question, lui ouvrirent l’estomac et y découvrirent effectivement le précieux anneau. La reine fut si enchantée de ce dénouement qu’elle donna une grande réception au château où les convives se régalèrent de viande d’oie boucanée. Elle fit publier partout, de La Havane à Fort-de-France, que mamzelle Ti-Sauterelle était la meilleure devineresse du monde. Elle lui proposa même de devenir sa conseillère personnelle, ce que Sauterelle accepta compte tenu des conditions très avantageuses de l’offre.
N’oubliant pas sa promesse, l’insecte sauteur jadis mal aimé se rendit très populaire auprès de toute la fourmilière en lui léguant la récompense obtenue : les sept cristophines et les sept bananes-figues, qui sauvèrent de la famine toute la communauté fourmi.
C’est depuis ce jour que la sauterelle occupe une place différente dans le règne animal où elle est considérée comme une bienfaitrice et non plus comme une effrontée. Vous aussi, chers amis, devriez la regarder autrement : avec des yeux emplis de douceur et non de dédain. Car la sauterelle est un insecte tout aussi respectable que les autres : les anneaux d’or qui ornent l’abdomen de la libellule sont là pour l’attester.