La petite sirène | Histoires pour s'émerveiller et dormir

La petite Sirène demande l'aide de la sorcière

 

Au milieu de la salle coulait une large rivière sur laquelle dansaient les dauphins et les sirènes, au son de leur propre voix, qui était superbe. La petite sirène fut celle qui chanta le mieux, et on l’applaudit si fort, que pendant un instant la satisfaction lui fit oublier les merveilles de la terre. Mais bientôt elle reprit ses anciens chagrins, pensant au beau prince et à son âme immortelle. Elle quitta le chant et les rires, sortit tout doucement du château, et s’assit dans son petit jardin. Là, elle entendit le son des cors qui pénétrait l’eau.

« Le voilà qui passe, celui que j’aime de tout mon cœur et de toute mon âme, celui qui occupe toutes mes pensées, à qui je voudrais confier le bonheur de ma vie ! Je risquerais tout pour lui et pour gagner une âme immortelle. Pendant que mes sœurs dansent dans le château de mon père, je vais aller trouver la sorcière de la mer, que j’ai tant eue en horreur jusqu’à ce jour. Elle pourra peut-être me donner des conseils et me venir en aide. »

Et la petite sirène, sortant de son jardin, se dirigea vers les tourbillons mugissants derrière lesquels demeurait la sorcière. Jamais elle n’avait suivi ce chemin. Pas une fleur ni un brin d’herbe n’y poussait. Le fond, de sable gris et nu, s’étendait jusqu’à l’endroit où l’eau, comme des meules de moulin, tournait rapidement sur elle-même, engloutissant tout ce qu’elle pouvait attraper. La princesse se vit obligée de traverser ces terribles tourbillons pour arriver aux domaines de la sorcière, dont la maison s’élevait au milieu d’une forêt étrange. Tous les arbres et tous les buissons n’étaient que des polypes, moitié animaux, moitié plantes, pareils à des serpents à cent têtes sortant de terre. Les branches étaient des bras longs et gluants, terminés par des doigts en forme de vers, et qui remuaient continuellement. Ces bras s’enlaçaient sur tout ce qu’ils pouvaient saisir, et ne le lâchaient plus.  La petite sirène, prise de frayeur, aurait voulu s’en retourner ; mais en pensant au prince et à l’âme de l’homme, elle s’arma de tout son courage. Elle attacha autour de sa tête sa longue chevelure flottante, pour que les polypes ne pussent la saisir, croisa ses bras sur sa poitrine, et nagea ainsi, rapide comme un poisson, parmi ces vilaines créatures dont chacune serrait comme avec des liens de fer quelque chose entre ses bras, soit des squelettes blancs de naufragés, soit des rames, soit des caisses ou des carcasses d’animaux. Pour comble d’effroi, la princesse en vit une qui enlaçait une petite sirène étouffée.

Enfin elle arriva à une grande place dans la forêt, où de gros serpents de mer se roulaient en montrant leur hideux ventre jaunâtre. Au milieu de cette place se trouvait la maison de la sorcière, construite avec les os des naufragés, et où la sorcière, assise sur une grosse pierre, donnait à manger à un crapaud dans sa main, comme les hommes font manger du sucre aux petits canaris. Elle appelait les affreux serpents ses petits poulets, et se plaisait à les faire rouler sur sa grosse poitrine spongieuse. « Je sais ce que tu veux, s’écria la sorcière en apercevant la princesse ; tes désirs sont stupides ; néanmoins je m’y prêterai, car je sais qu’ils te porteront malheur. Tu veux te débarrasser de ta queue de poisson, et la remplacer par deux de ces pièces avec lesquelles marchent les hommes, afin que le prince s’amourache de toi, t’épouse et te donne une âme immortelle. »

À ces mots elle éclata d’un rire épouvantable, qui fit tomber à terre le crapaud et les serpents.

« Enfin tu as bien fait de venir ; demain, au lever du soleil, c’eût été trop tard, et il t’aurait fallu attendre encore une année. Je vais te préparer un élixir que tu emporteras à terre avant le point du jour. Assieds-toi sur la côte, et bois-le. Aussitôt ta queue se rétrécira et se partagera en ce que les hommes appellent deux belles jambes. Mais je te préviens que cela te fera souffrir comme si l’on te coupait avec une épée tranchante. Tout le monde admirera ta beauté, tu conserveras ta marche légère et gracieuse, mais chacun de tes pas te causera autant de douleur que si tu marchais sur des pointes d’épingle, et fera couler ton sang. Si tu veux endurer toutes ces souffrances, je consens à t’aider.

– Je les supporterai ! dit la sirène d’une voix tremblante, en pensant au prince et à l’âme immortelle.

– Mais souviens-toi, continua la sorcière, qu’une fois changée en être humain, jamais tu ne pourras redevenir sirène ! Jamais tu ne reverras le château de ton père ; et si le prince, oubliant son père et sa mère, ne s’attache pas à toi de tout son cœur et de toute son âme, ou s’il ne veut pas faire bénir votre union par un prêtre, tu n’auras jamais une âme immortelle. Le jour où il épousera une autre femme, ton cœur se brisera, et tu ne seras plus qu’un peu d’écume sur la cime des vagues.

– J’y consens, dit la princesse, pâle comme la mort.

– En ce cas, poursuivit la sorcière, il faut aussi que tu me payes ; et je ne demande qu’une chose. Ta voix est la plus belle parmi celles du fond de la mer, tu penses avec elle enchanter le prince, mais c’est précisément ta voix que j’exige en paiement. Je veux ce que tu as de plus beau en échange de mon précieux élixir ; car, pour le rendre bien efficace, je dois y verser mon propre sang.

– Mais si tu prends ma voix, demanda la petite sirène, que me restera-t-il ?

– Ta charmante figure, répondit la sorcière, ta marche légère et gracieuse, et tes yeux expressifs : cela suffit pour entortiller le cœur d’un homme. Allons ! du courage ! Tire ta langue, que je la coupe, puis je te donnerai l’élixir.

– Soit ! » répondit la princesse, et la sorcière lui coupa la langue. La pauvre enfant resta muette.

Là-dessus, la sorcière mit son chaudron sur le feu pour faire bouillir la boisson magique.

« La propreté est une bonne chose », dit-elle en prenant un paquet de vipères pour nettoyer le chaudron. Puis, se faisant une entaille dans la poitrine, elle laissa couler son sang noir dans le chaudron.

Une vapeur épaisse en sortit, formant des figures bizarres, affreuses. À chaque instant, la vieille ajoutait un nouvel ingrédient, et, lorsque le mélange bouillit à gros bouillons, il rendit un son pareil aux gémissements du crocodile. L’élixir, une fois préparé, ressemblait à de l’eau claire.

« Le voici, dit la sorcière, après l’avoir versé dans une fiole. Si les polypes voulaient te saisir, quand tu t’en retourneras par ma forêt, tu n’as qu’à leur jeter une goutte de cette boisson, et ils éclateront en mille morceaux. »

Ce conseil était inutile ; car les polypes, en apercevant l’élixir qui luisait dans la main de la princesse comme une étoile, reculèrent effrayés devant elle. Ainsi elle traversa la forêt et les tourbillons mugissants.

Quand elle arriva au château de son père, les lumières de la grande salle de danse étaient éteintes ; tout le monde dormait sans doute, mais elle n’osa pas entrer. Elle ne pouvait plus leur parler, et bientôt elle allait les quitter pour jamais. Il lui semblait que son cœur se brisait de chagrin. Elle se glissa ensuite dans le jardin, cueillit une fleur de chaque parterre de ses sœurs, envoya du bout des doigts mille baisers au château, et monta à la surface de la mer.

Chapitres : 1, 2, 3, 4, 5, 6

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