Au temps où la terre était nouvelle, dix frères vivaient ensemble avec leur sœur. Elle avait seize ans, elle était belle, brune et lumineuse comme l’enfant de la lune et du soleil. Chaque matin, les garçons partaient à la chasse, dans la forêt. La fille s’initiait aux plantes sauvages et aux remèdes médicinaux, elle apprenait l’art du shaman, elle songeait. Le soir, tous se retrouvaient autour du feu. Les frères racontaient leurs aventures. La sœur leur racontait les histoires des ancêtres du village, puis ils s’endormaient jusqu’au lendemain.
Or, un jour, l’aîné des dix frères, à la nuit tombée, ne revient pas. Sa sœur s’inquiète, un mauvais pressentiment lui noue la gorge. Ce soir-là, elle s’en ouvre au cercle, devant le feu. Les garçons se veulent rassurants. Ils lui disent :
– Notre frère a dû poursuivre une antilope un peu trop loin, la nuit l’a sans doute surpris dans la forêt. À l’heure qu’il est, il doit dormir à l’abri d’un buisson. Demain il sera de retour.
Le lendemain, de bon matin, les neuf jeunes gens partent à la chasse, comme d’habitude. Le soir, au crépuscule, ils reviennent, se comptent : ils ne sont plus que huit. Non seulement l’absent n’est pas revenu, mais un deuxième frère s’est perdu. Cette fois, autour du feu, personne ne dit mot. Ils sont tous accablés. Ils discutent pourtant à voix basse. Ils décident d’aller, le lendemain matin, à la recherche des disparus. Ils partent donc vers la forêt à l’aube à peine blanche. Au soir, ils rentrent à la maison, épuisés, tristes, les uns après les autres. Ils ne sont plus que sept. Sept jours durant ils s’obstinent à courir les sous-bois obscurs et chaque jour, le soir venu, l’un d’eux manque à l’appel.
Au bout d’une semaine, la jeune fille se retrouve seule. Le chagrin l’accable. Des nuits entières, elle pleure devant les cendres du foyer qu’elle n’a même plus le courage de ranimer. Tous les matins, elle s’aventure jusqu’à la lisière de la forêt. Elle appelle ses frères perdus.
Seuls, les cris des oiseaux lui répondent.
Un jour, comme elle va, tête basse, sur le sentier, elle aperçoit dans la poussière un caillou magnifique : il est petit, lisse comme un galet de rivière, et multicolore. Elle le ramasse, le fait rouler dans sa main. « On dirait un caillou magique, se dit-elle. Peut-être me portera-t-il bonheur. »
Un peu ragaillardie, elle s’en va couper du bois mort et cueillir quelques salades sauvages pour son dîner. Comme le caillou l’encombre, elle le met dans sa bouche. Quelques pas plus loin, elle trébuche contre une racine, tombe, avale la pierre multicolore. Elle se relève bouleversée, gémissante, elle rentre chez elle et oublie le talisman. Mais à partir de ce jour, son ventre s’arrondit. Bientôt elle sent bouger un enfant contre sa peau tiède. Un matin, elle met au monde un magnifique garçon, vigoureux, vif comme l’œil. Cet enfant est le fils du Caillou magique. Elle le baptise donc Iyan Hokshi, ce qui veut dire : l’enfant de pierre.
Maintenant, l’absence de ses frères lui pèse moins. Elle élève son fils, heureuse de le voir grandir. Il apprend à se tenir droit sur ses jambes, et à parler. Bientôt il aide sa mère aux menus travaux de la maison. Un jour, elle le trouve en train de jouer avec les arcs et les flèches de ses oncles. Depuis la disparition des dix frères, ces arcs et ces flèches sont restés accrochés dans un coin. Iyan Hokshi demande à sa mère à qui sont ces armes,
— Il n’y a pas de chasseur ici, lui dit-il.
Alors elle lui raconte la triste histoire de ses frères. L’enfant l’écoute, gravement, puis il dit :
— Demain, je pars à la recherche de mes oncles, Mère, ne pleure pas, j’ai besoin d’aventure. Je reviendrai.
Le lendemain matin il s’en va sur le chemin de la forêt, sans armes, comme s’il allait ramasser du bois mort. Mais il ne s’attarde pas sous les arbres. Il marche, droit devant lui, sans prendre un instant de repos. Au-delà de la forêt, il franchit des montagnes, des rivières, des plaines.
Un jour, dans une vaste prairie, il rencontre un ours énorme qui se dresse, voyant venir l’enfant sur son chemin. Il se met à grogner, la gueule grande ouverte. Iyan Hokshi s’avance vers lui, tranquillement, et lui dit :
– Arrête de brailler, monstre idiot, tu as mauvaise haleine. Laisse-moi passer.
L’autre, furieux, les crocs luisant au soleil, rugit :
– Personne n’a jamais osé m’insulter ainsi. Veux-tu donc mourir, jeune fou ?
Il se précipite sur lui, les griffes déchirant l’air.
Alors Iyan Hokshi se métamorphose en pierre. Il devient aussi dur et aussi lourd qu’un roc. Sa peau tout à coup est résistante comme le silex. La bête enragée vient briser ses crocs et ses griffes sur lui. Le combat ne dure guère. L’ours recule, le poil hérissé, le museau à ras de terre et ses yeux rouges regardent Iyan Hokshi, qui reprend aussitôt son apparence ordinaire. Le fauve grogne :
– Qui es-tu, toi que je ne peux déchirer ?
– Je suis l’enfant de pierre, répond Iyan Hokshi, et je n’ai peur de personne.
Il s’en va en riant, par la plaine.
Il marche encore trois jours et trois nuits. Alors, au sommet d’une colline, il aperçoit, dans le ciel bleu, une petite tache qui descend vers lui. Elle grandit très vite, elle prend l’apparence d’un homme, puis d’un géant. Ce géant se pose devant Iyan Hokshi. Il est rouge de pied en cap, sa chevelure est grise comme la brume. Il lève sa main gigantesque. Il dit :
— Ne va pas plus loin. Ici commence une terre interdite aux humains. Retourne sur tes pas, sinon je t’écrase comme une coquille d’œuf.
– Essaie donc ! répond Iyan Hokshi.
Il se métamorphose en rocher, à l’instant où le géant abat son poing sur lui. Le monstre hurle en secouant sa main écorchée. Il recule, l’air effrayé. Alors Iyan Hokshi reprend son apparence humaine, le géant s’évapore dans l’air, l’enfant poursuit tranquillement son voyage.
Il entre dans une forêt obscure et silencieuse comme le pays des morts. Il marche, brisant les branches pourries sous ses pas. Il arrive devant des marécages puants, infestés d’insectes répugnants. Il les traverse. Au-delà de ces marécages, il parvient à la lisière d’une grande clairière brumeuse. Au milieu de cette clairière, à travers la brume, il aperçoit une cabane. Il s’approche. Le toit de cette cabane est fait de peaux humaines. Ses murs sont des ossements assemblés comme des rondins de bois. Il pousse la porte.
Il entre.
Une vieille sorcière est là, assise sur un lit de cuir moisi. Elle est horrible à voir. Ses dents sont comme des crocs de loup. Ses yeux sont comme ceux d’un serpent. Ses mains sont comme les serres d’un aigle.
– Sois le bienvenu, dit-elle. Ce n’est pas si souvent qu’un beau garçon vient par ici. Assieds-toi et mange.
Elle lui tend une poignée de viande sèche. Iyan Hokshi mange. Il n’aime pas cette viande, mais ne dit rien, par politesse. Alors la vieille se met à gémir :
– Ah j’ai mal aux reins, je suis brisée. Frictionne-moi le dos, s’il te plait.
Iyan Hokshi s’approche d’elle. La colonne vertébrale de cette sorcière est une longue lame de rasoir.
– Frictionne-moi très fort, dit-elle.
– Attends un peu, répond Iyan Hokshi, tu n’as jamais été frictionnée comme tu vas l’être.
Il bondit en l’air jusqu’au plafond. Quand il retombe sur le dos de la vieille, il est lourd et dur comme un rocher. Il lui brise l’échine. L’affreuse femme pousse un long cri de bête fauve et meurt.
L’enfant aussitôt explore la cabane. Il aperçoit dix sacs alignés contre le mur, dans l’ombre. Il les ouvre. Il découvre dix corps d’hommes secs, froids, ratatinés, sans vie. Alors Iyan Hokshi ramasse quelques cailloux dans la poussière. Il dit à ces cailloux :
– Je suis l’enfant de pierre. Vous, cailloux sacrés qui m’avez conduit jusqu’ici, dites-moi maintenant ce que je dois faire pour ressusciter mes oncles.
Il appuie les cailloux contre ses oreilles. Les cailloux lui disent ce qu’il doit faire. Il lave soigneusement les corps morts dans l’eau froide d’une source, derrière la cabane. Puis il souffle dans leur bouche, et les oncles ressuscitent. Ensemble, ils reviennent au village dans la rosée de l’aube.
Illustrations Lucy Rioland.
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